AUTHOR: Wendyam Aristide Sawadogo, Program Manager, Savoirs Sahel
VERSION FRANÇAISE
La Foire aux Savoirs, organisée les 15 et 16 mai 2024 à Dakar par le Global Development Network (GDN) et ses partenaires, a réuni une diversité d'acteurs autour de la thématique de la désinformation dans la région du Sahel. Parmi les acteurs présents figurait en bonne place, une vingtaine de think tanks de renom, originaires de la région et travaillant sur les questions sahéliennes. Pendant deux jours, ces chercheurs de différents pays et disciplines, des praticiens, des bailleurs de fonds, des acteurs de la société civile, des journalistes et des professionnels des médias se sont réunis pour débattre de la question cruciale de la désinformation.
Cette note est le fruit de mon expérience au cours de cette foire. Dans les lignes qui suivent, nous partagerons avec vous cinq (5) enseignements que nous avons tirés des discussions lors de cet événement autour de la question de la désinformation.
1. La désinformation dans le Sahel : un sujet peu prioritaire sur l’agenda de recherche des think tanks spécialisés
La base de données des think tanks inscrits pour participer à la Foire aux Savoirs a révélé que peu d'entre eux avaient auparavant produit des études sur la thématique de la désinformation ces dernières années. En fait, cette question de recherche était notablement sous-représentée dans les propositions soumises, avec seulement deux (2) des 23 think tanks qui ont choisi d'aborder ce sujet de manière centrale ou connexe.
D'une part, si certains think tanks de la région, comme le Timbuktu Institute, se sont déjà saisis de cette problématique à travers des pistes de réflexion, il semblerait toutefois que de nombreux autres think tanks spécialisés sur les questions de gouvernance politique, économique ou géostratégique, ne semblent pas beaucoup se pencher sur le sujet de la désinformation. Celle-ci n'est pas toujours perçue comme une priorité de recherche, alors même que les enjeux liés à la manipulation de l'information sont cruciaux pour comprendre les dynamiques sociales, politiques et économiques contemporaines qui sont au cœur de leur réflexion.
Face à ce constat, le soutien des bailleurs de fonds de la recherche, comme le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), apparaît comme un levier essentiel pour encourager les think tanks, en particulier ceux basés dans les pays du Sud, à se saisir de cette problématique. Leur dernière initiative illustre comment les bailleurs internationaux peuvent soutenir la lutte contre la désinformation en soutenant la recherche de qualité.
2. La désinformation : une dimension systémique et omniprésente dans l’écosystème de la recherche
La foire a aussi permis de mieux comprendre les caractéristiques intrinsèques de la désinformation.
D'abord et avant tout, beaucoup de participants ont fait observer que la désinformation est un phénomène aux multiples facettes, avec une dimension systémique et omniprésente. Son caractère systémique vient du fait qu’il s'inscrit dans un système complexe, façonné par les évolutions technologiques, les enjeux politiques, économiques, et sociaux. On assiste à une sorte de professionnalisation du phénomène, aidé en cela par des dynamiques et des canaux de diffusion complexe, exploitant les technologies numériques et étroitement lié avec les enjeux politiques et économiques du momento.
Son omniprésence vient la complexifier davantage partant du constat qu'elle s'infiltre aisément dans les structures fondamentales et les processus de fonctionnement de nos sociétés, affectant divers domaines (santé, technologie, éducation, politique, relations internationales) de manière interconnectée et persistante. Ceci implique que mieux comprendre la désinformation n’est pas seulement un objectif à plein titre, mais aussi un instrument indispensable pour penser l’action, à la fois publique et privée, dans les sociétés sahéliennes contemporaines.
En tant que thématique de recherche interdisciplinaire, elle traverse de nombreuses disciplines des sciences sociales, de la sociologie de la communication en passant par la sociologie, les relations internationales, la psychologie etc. Autant de facteurs qui limitent et complexifient la recherche sur la question. La désinformation pose un enjeu horizontal.
3. Qu’est-ce que la désinformation finalement ?
Un autre enseignement tiré de cette rencontre est la nécessité d'une définition de la désinformation avec plus de nuances à la fois, pour éviter les biais mais aussi pour la distinguer des notions connexes et approfondir son analyse. Le terme désinformation comporte un biais tridimensionnel selon le Prof. Roch MONGBO, de ACED Bénin. En effet, il présume une « réalité unique » il « discrédite l'informateur » en l'accusant de manipuler l'information à des fins propres, et il « suppose l'ignorance du récepteur ». De cette approche très pertinente, il faudra aussi retenir que les faits et les vérités objectives peuvent être établis de manière factuelle, indépendamment des interprétations. Toutefois, il reste aussi que même un récepteur critique peut être trompé par des informations fallacieuses présentées de manière convaincante, ce qui soulève une question éthique discutable de l'émetteur.
Il est également crucial de noter ces perspectives complémentaires discutées qui mettent en lumière la diversité et la confusion des approches concernant la désinformation de nos jours. Ce défi majeur est aujourd'hui accentué par la désinformation elle-même, créant un paradoxe où l'analyse de la désinformation est elle-même sujette à des influences trompeuses, c’est-à-dire une forme de désinformation sur la désinformation elle - même.
De nombreux autres acteurs présents ont proposé des perspectives complémentaires très intéressantes sur la désinformation et les défis qu’elle pose. Pour IDRC, représenté par Marie-Gloriose Ingabire, c'est l'excès d'informations qui constitue le problème fondamental, la recherche étant un outil essentiel pour produire des données probantes face aux rumeurs et aux campagnes de désinformation. Pamla Gopaul de l'Agence de Développement de l'Union Africaine-NEPAD (AUDA-NEPAD) souligne plutôt le manque d'information et la nécessité de comprendre le contexte des interventions. Tidjani Alou Mahaman du LASDEL met en avant la question de pouvoir dans la production et la diffusion du savoir, illustrant ainsi la complexité et la diversité des approches sur ce sujet.
Quant aux notions voisines, telles que la “mésinformation”, c’est le caractère intentionnel et/ou volontaire dans la transmission de la fausse information qui les distingue, caractérisé par dans un contexte de propagation exponentielle d’une surabondance d’informations tantôt vraies, tantôt fausses appelée “infodémie”.
4. “Infodémie” : qui tire les ficelles et comment cela impacte notre quotidien ?
Un enseignement tout aussi capital tiré de cette rencontre concerne aussi la panoplie d'acteurs, auteurs et/ou instigateurs de la désinformation. Beaucoup d’analystes qui ont coanimé les panels débats on fait remarquer que les leaders politiques, qui jouent un rôle majeur, soit directement soit par le biais d'organismes intermédiaires, en propageant de la désinformation à des fins politiques figurent en bonne place. En outre, les échanges ont révélé que certains médias contribuent involontairement à la diffusion d'informations de mauvaise qualité ou erronées. Cela souligne le rôle important que jouent les médias, parfois malgré eux, dans la propagation de la désinformation dans la région du Sahel. Des agences de communication spécialisées dans la désinformation représentent aussi une source importante de propagation des fausses informations. Enfin, des individus, des organisations et même des États participent à la diffusion de ces informations trompeuses[1].
Ces différents acteurs utilisent une multitude de canaux pour répandre la désinformation, notamment les réseaux sociaux, les messageries instantanées et les médias traditionnels. La combinaison de ces différents vecteurs permet une diffusion rapide et à grande échelle des fausses informations.
Et les conséquences de cette “infodémie” sont néfastes à de multiples niveaux. Sur les plans politique, économique et social, la désinformation compromet l'efficacité des politiques publiques dans un environnement d'institutions fragiles au Sahel. Cette dernière nuit ainsi aux efforts de développement et à la stabilité politique et sociale comme l’a s’y bien reconnu SEM Tertius ZONGO faisant une analyse croisée de la question de la désinformation et l’échec stratégique des acteurs du développement[2] dans son allocution inaugurale.
5. Transmettre le Savoir : Le rôle clé des chercheurs
La Foire aux Savoirs a offert une plateforme précieuse pour aborder en profondeur la question de la désinformation, en réunissant un large éventail d'acteurs de la recherche. Les débats menés lors des panels ont permis de mettre en lumière les enjeux liés à la désinformation et de susciter une réflexion approfondie sur ses conséquences. Les résultats de l'enquête de satisfaction montrent que plus de 80% des participants ont modifié leur perception des enjeux liés à la désinformation et ont signalé une évolution de leurs attitudes après avoir participé à la foire.
Ce regain d'intérêt pour la désinformation comme thématique centrale de la foire souligne l'importance du choix de ce sujet pour la rencontre des think tanks. Les efforts de co-construction de l'événement et les résultats de l'appel à contributions attestent de la nécessité d'aborder ces questions afin de créer une société plus informée et plus critique face aux informations qui lui sont présentées.
En effet, le rôle du chercheur est de produire des données probantes pour mieux informer le public et les décideurs politiques. Ces données doivent être mises à leur disposition dans l'espace public afin qu'elles puissent être utilisées. C'est donc la capacité du chercheur à communiquer autour de ces résultats de recherche qui est primordiale dans le monde des ‘think tanks’.
D'une part, cela implique un appel à tous les chercheurs et think tanks pour améliorer la qualité, la quantité et la disponibilité des produits de la recherche, dans une approche contextuelle mieux informée. D'autre part, il est nécessaire de continuer à innover dans la communication des résultats de recherche, en utilisant des formats et contenus adaptés afin de toucher un public plus large et de créer de larges communautés de débats intelligents, de lecteurs et d'utilisateurs des données produites.
La Foire aux Savoirs continue en 2025!
Dans une région où les opportunités de rencontre pour les chercheurs et les think tanks sont rares, la première édition de la Foire aux Savoirs a offert une plateforme précieuse pour aborder des problèmes transversaux comme la désinformation. Cet événement a renforcé la reconnaissance des think tanks régionaux comme acteurs clés de la prise de décision éclairée. GDN, engagé à soutenir le rôle de la recherche de haute qualité dans le débat public, reprendra cette initiative l'année prochaine, en se concentrant sur un nouveau thème transversal. Partenaires, rejoignez-nous ! Contactez-nous à wsawadogo@gdn.int pour plus d'informations.
[1] Guillaume Soto-Mayor, Admire Mare, Valdez Onanina, Comprendre la désinformation en Afrique, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/26/comprendre-la-desinformation-en-afrique/
[2] Jean-Pierre Olivier de Sardan, Tertius Zongo. Pourquoi cet échec stratégique des institutions de développement et des États africains ? Et de quelques pistes pour aller vers des politiques publiques mieux adaptées aux contextes locaux. 2023. ffhal-04314455, https://hal.science/hal-04314455/document
ENGLISH VERSION
Disinformation in the Sahel Region: My Insights and Lessons from the Evidence Fair
The Evidence Fair, organized by the Global Development Network (GDN) and its partners on May 15-16, 2024, in Dakar, brought together a diverse group of stakeholders to discuss the issue of disinformation in the Sahel region. Notably, twenty renowned think tanks from the region working on Sahelian issues participated. Over two days, researchers from various countries and disciplines, practitioners, funders, civil society actors, and journalists, gathered to debate the critical issue of disinformation.
This note is a product of my experience at the fair. In the following lines, I share five lessons from the discussions we had in Dakar.
1. Disinformation in the Sahel: A Surprisingly Low Research Priority for Think Tanks Working on Development
The database of think tanks registered to participate in the Evidence Fair revealed that few had previously conducted studies on disinformation in recent years. In fact, this research topic was notably underrepresented in the proposals submitted, with only two out of 23 think tanks addressing the topic centrally or tangentially.
While some think tanks in the region, such as the Timbuktu Institute, have explored this issue, many others specializing in political, economic, or geostrategic governance do not seem to focus on disinformation. This topic is not always seen as a research priority, despite its crucial role in understanding the contemporary social, political, and economic dynamics at the core of their work.
Given this situation, support from research funders, such as the International Development Research Centre (IDRC), appears essential to encourage think tanks, especially those based in the Global South, to address this issue. Their latest initiative illustrates how international funders can support the fight against disinformation by backing high-quality research.
2. Disinformation: A Systemic Feature of the Research Ecosystem
The fair also helped better understand the intrinsic characteristics of disinformation.
Firstly, many participants observed that disinformation is a multifaceted phenomenon with a systemic and omnipresent dimension. Its systemic nature arises from its place within a complex system shaped by technological, political, economic, and social developments. The phenomenon of disinformation is becoming more professionalized, with sophisticated dissemination methods and channels that exploit digital technologies. These efforts are closely tied to contemporary political and economic issues.
Its omnipresence complicates matters further, as it infiltrates the fundamental structures and functioning processes of our societies, affecting various areas (health, technology, education, politics, international relations) in an interconnected and persistent manner. This implies that understanding disinformation is not just an end in itself but also an essential tool for thinking about public and private action in contemporary Sahelian societies.
As an interdisciplinary research theme, disinformation spans numerous social science disciplines, from communication sociology to international relations, psychology, and more. These factors limit and complicate research on the issue. Disinformation poses a horizontal challenge.
3. What Exactly is Disinformation?
Another lesson from this fair is the need for a more nuanced definition of disinformation to avoid biases, distinguish it from related concepts, and deepen its analysis. According to Prof. Roch MONGBO from ACED Benin, the term disinformation carries a three-dimensional bias. It presumes a "unique reality," "discredits the informant" by accusing them of manipulating information for their purposes, and "assumes the receiver's ignorance." While facts and objective truths can be established factually, independent of interpretations, even a critical receiver can be misled by convincingly presented false information, raising ethical questions about the sender.
Complementary perspectives discussed at the fair highlighted the diversity and confusion of approaches to disinformation today. This major challenge is exacerbated by disinformation itself, creating a paradox where analyzing disinformation is subject to misleading influences, a form of disinformation about disinformation itself.
Many other participants offered interesting complementary perspectives on disinformation and the challenges it poses. For IDRC, represented by Marie-Gloriose Ingabire, the fundamental problem is the excess of information, with research being an essential tool for producing evidence against rumors and disinformation campaigns. Pamla Gopaul from the African Union Development Agency-NEPAD (AUDA-NEPAD) emphasized the lack of information and the need to understand the context of interventions. Tidjani Alou Mahaman from LASDEL highlighted the role of power dynamics in the production and dissemination of knowledge, illustrating the complexity and diversity of approaches to this topic.
Regarding related notions, like "misinformation," the intention to spread false information distinguishes them, especially within the context of "infodemic."
4. "Infodemic": Who Pulls the Strings and How it Impacts our Daily Lives?
Another crucial lesson from this meeting is the identification of different ranges of actors, and/or instigators of disinformation. Many analysts who co-led the panel discussions noted that political leaders, either directly or through intermediary organizations, play a major role in spreading disinformation for political purposes. Additionally, it was revealed that some media outlets inadvertently contribute to the dissemination of poor-quality information. This underscores the important role media sometimes unintentionally play in propagating disinformation in the Sahel region. Communication agencies specializing in disinformation also represent a significant source of disinformation. Finally, individuals, organizations, and even states participate in the dissemination of misleading information[1].
These various actors use multiple channels to spread disinformation, including social media, instant messaging, and traditional media. The combination of these different vectors allows for the rapid and large-scale dissemination of false information.
The consequences of this "infodemic" are harmful on multiple levels. Politically, economically, and socially, disinformation compromises the effectiveness of public policies in an environment of fragile institutions in the Sahel. It thus hinders development efforts and political and social stability, as SEM Tertius ZONGO highlighted in his cross-analysis of disinformation and the strategic failure of development actors[2] in his inaugural speech.
5. Knowledge Transmission: The Key Role of Researchers
The Evidence Fair provided a valuable platform for in-depth discussion of disinformation, bringing together a wide range of research actors. The panel debates highlighted the issues related to disinformation and stimulated deep reflection on its consequences. Satisfaction survey results show that over 80% of participants changed their perception of the issues related to disinformation and reported a shift in their attitudes after participating in the fair.
This renewed interest in disinformation as a central theme of the fair underscores the importance of choosing this topic for the think tank meeting. The co-construction efforts of the event and the results of the call for contributions attest to the necessity of addressing these issues to create a more informed and critical society in the face of presented information.
Indeed, the role of researchers is to produce evidence to better inform the public and policymakers. This data must be made available in the public space so that it can be used. Thus, the researcher’s ability to communicate these research results is crucial in the world of think tanks.
This implies, on one hand, a call to all researchers and think tanks to improve the quality, quantity, and availability of research products in a better-informed contextual approach. On the other hand, it is necessary to continue innovating in communicating research results, using appropriate formats and content to reach a wider audience and create broad communities of intelligent debate, readers, and users of the data produced.
The Evidence Fair will be back in 2025!
In a region where opportunities for researchers and think tanks to meet are rare, the first edition of the Evidence Fair provided a valuable platform to address cross-cutting issues such as disinformation. This event enhanced the recognition of regional think tanks as key players in informed decision-making. GDN, committed to supporting the role of high-quality research in public debate, will reprise this initiative next year, focusing on a new cross-cutting theme. Partners, join us! Contact us at wsawadogo@gdn.int for more information.
[1] Guillaume Soto-Mayor, Admire Mare, Valdez Onanina, Comprendre la désinformation en Afrique, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/10/26/comprendre-la-desinformation-en-afrique/
[2] Jean-Pierre Olivier de Sardan, Tertius Zongo. Pourquoi cet échec stratégique des institutions de développement et des États africains ? Et de quelques pistes pour aller vers des politiques publiques mieux adaptées aux contextes locaux. 2023. ffhal-04314455, https://hal.science/hal-04314455/document